Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par-delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?
Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869
J’ai toujours été fasciné par ces frontières invisibles qui séparent le photographe des acteurs de la vie quotidienne : le seuil d’une porte, une vitrine, un paravent, ou le coin d’une rue.
Ce sont deux mondes qui coexistent, liés uniquement par le regard et l’observation. Souvent, ces frontières marquent aussi la limite entre l’ombre et la lumière, qu’elle soit naturelle ou artificielle.
Comme un cadre, elles invitent à raconter ou à imaginer des histoires de vies.
«Je te regarde, tu me regardes.
Je t’observe, nos regards se croisent.
Tantôt observateur, tantôt épié.
La vitre est propice à cet échange, elle nous invite à voir au-delà.
Tu me regardes, je te regarde.
Rappelle-toi de ces moments de gêne où nos regards se sont croisés.
Cet instant m’a donné une place dans la scène qui se dessine, celui du voleur de temps.
Il nous faut être effronté, affronter notre peur de l’autre pour attraper ces moments.
Merci, l’ami verre de construire cette barrière invisible,
qui me protège de ma réserve, me préserve de ma timidité et me permet de voir au-delà…
Je te regarde, tu me regardes. »
Yves Larvor
Au-delà...
Deux mots qui résonnent comme une invitation à voyager, un voyage à travers la ville et ses reflets, mais aussi parmi les êtres qui la peuplent, qui la font ou la défont, au rythme des trams qui passent et des cabines qui s’élancent, glissant avec aisance sur le bitume ou survolant la rade, de jour comme de nuit, en silence ou dans le bruit.
Au-delà...
Deux mots qui nous rappellent que notre ville est un décor de cinéma à ciel ouvert, un film dont nous sommes les acteurs permanents, que la lumière soit et habille les façades comme les vitrines, ou qu’il pleuve ou qu’il vente, faisant de nous les protagonistes d’un Brest Runner des temps modernes, et qu’importe si les Brestois ne rêvent pas de moutons électriques.
Au-delà...
Deux mots qui, associés à cet univers en monochrome que j’aime tant et qui rend tout son cachet, et plus encore une part de son âme que d’aucuns croyaient à jamais disparue, à la cité du Ponant, incitent à se plonger dans ce que Brest a à offrir de plus intime à ses visiteurs d’un jour comme à ses habitants de toujours.
Au-delà...
Voilà qui se prête parfaitement à cette série de clichés d’Yves Larvor, qui nous livre ici sa vision de ces instants de vie suspendus à portée de regard, si inaccessibles parfois, mais dont la contemplation tout au long de cette série permet à l’oeil curieux du spectateur de croiser celui plus aguerri du photographe, pour un même plaisir partagé.
Alors, comme le fit en son temps Alice en s’aventurant de l’autre côté du miroir, que diriez-vous de franchir le pas et, ensemble, de regarder au-delà ?
Gwenael Le Guellec